Lettre de Maître Weinglass au New York Times (juin 1998)

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Lettre de Maître Weinglass adressée au rédacteur en chef du New York Times
 après la parution le 14 juin 98 de la pleine page publicitaire appelant à l’exécution de Mumia Abu-Jamal (larges extraits)

Au Rédacteur en chef
Le New York Times, 17 juin 1998


 « Dans le but surprenant et ignoble d’obtenir et d’accélérer l’exécution d’un homme innocent dont les requêtes légales en bonne et due forme sont en cours d’examen par la plus haute Cour de Pennsylvanie, un groupe inconnu à ce jour, s’exprimant au nom de l’Ordre Fraternel de la Police et, semble-t-il présidé par la veuve d’un policier abattu, a acheté sans signataires un encart dans la section la plus prestigieuse de l’édition dominicale du New York Times en date du 14 juin, sous le titre de “Justice pour l’agent de police Daniel Faulkner”. La cible de cette attaque, Mumia Abu-Jamal, un journaliste de renom originaire de Philadelphie, qui réside dans le couloir de la mort depuis 16 ans pour avoir prétendument tué par balles l’agent de police Faulkner et qui a mérité le surnom de “la voix des sans-voix” pour ses reportages primés sur les brutalités policières (...) à l’encontre des minorités de sa ville, a reçu le soutien de la communauté internationale dans son combat pour obtenir la cassation d’une condamnation arbitraire. Au moment de son arrestation en 1981, Jamal assurait la présidence de l’Association des Journalistes Noirs après avoir été l’un des fondateurs du chapitre local des Panthères Noires puis un défenseur du groupe MOVE  de Philadelphie.
Cette publicité pour une mise à mort, achetée à raison de plusieurs dizaines de milliers de dollars, donne une version tronquée des témoignages de ceux qui avaient comparu au procès de 1982 pour être ultérieurement discrédités au cours des auditions qui ont eu lieu à partir de 1995. Aucune mention n’y est faite des preuves et des témoins qui ont révélé les faits dont les jurés furent tenus en ignorance lors du procès de 1982. La publicité fait passer pour un “fait” l’allégation par deux agents de police que la nuit de l’incident ils avaient entendu Jamal passer aux aveux. Alors qu’en réalité l’agent de police de garde auprès de Jamal cette nuit-là avait rendu le lendemain matin un rapport affirmant que Jamal “n’avait dit mot”. Or, lors du procès, l’agent en question était officiellement en “congé” et donc injoignable alors qu’en fait il était chez lui dans l’expectative de sa convocation à comparaître (…).
Les témoignages cités dans la publicité comme venant de “témoins oculaires” qui ont prétendu reconnaître en Jamal le tueur sont également viciés car les témoins en question, on le sait aujourd’hui, ont fait des faux témoignages. L’un d’entre eux, un chauffeur de taxi blanc du nom de Robert Chobert a commencé par raconter à la police que le tireur pesait environ 110 kilos et “s’est enfui en courant”. Cela ne pouvait être une description de Jamal qui pesait environ 85 kilos et qui fut retrouvé par la police assis au bord du trottoir perdant son sang en abondance après que Faulkner lui ait tiré dessus. La raison qui avait poussé Chobert à falsifier son témoignage ne devint claire que treize ans plus tard quand, au cours d’une audition de 1995, il reconnut qu’à l’époque des faits il conduisait son taxi sans permis puisqu’il était en liberté surveillée suite à une inculpation pour incendie volontaire : il avait lancé un cocktail molotov dans la cour d’un lycée ! Le jury qui, semble-t-il, n’a pas douté des dires de Chobert n’a jamais eu connaissance de ces faits. De plus, Chobert a révélé en 1995 qu’il avait demandé au Procureur de l’époque de l’aider à récupérer son permis de conduire. Des années plus tard, il conduisait toujours sans permis et sans que la police n’y trouve à redire.
Le principal témoin à charge cité dans l’encart publicitaire, Cynthia White, n’a été vue sur les lieux par aucun des témoins. En échange d’un témoignage affirmant que Jamal avait tiré sur Faulkner, White put impunément et pendant des années exercer la prostitution dans le secteur, sous la protection apparente de la police. En 1997, au cours d’une audition, une autre ancienne prostituée, Pamela Jenkins, amie de White à l’époque, témoignera que White était indicateur pour la police — un fait qui ne fut pas dévoilé à la défense — et que White n’avait accepté de témoigner à charge contre Jamal qu’après avoir reçu des menaces de mort.
D’autres témoignages sous serment devaient révéler que la subornation de témoins était couramment pratiquée par la police tout au long de son enquête. En 1995, le témoin oculaire William Singletary témoignera que la police avait à plusieurs reprises déchiré sa déposition originelle — où il déclarait que le tireur, un autre que Jamal, s’était enfui — jusqu’à ce qu’il rédige une déposition à leur goût. L’année suivante une autre ancienne prostituée, Veronica Jones, a courageusement rompu son silence pour témoigner qu’elle aussi avait subi des pressions la forçant à changer son premier témoignage, le vrai, selon lequel deux hommes se sont enfui des lieux mais aucun des deux n’était Jamal. Pour ceux qui sont au courant des pratiques notoires du Département  de Police de Philadelphie, ce type d’abus n’est pas unique au cas de Jamal.
Lors du premier procès de 1982 et de toutes les auditions qui s’ensuivirent, l’Accusation a tenu la Défense à l’écart d’une série de faits, dans un tribunal présidé par le Juge Albert Sabo. (…) Jamal a présenté à la Cour Suprême de Pennsylvanie plus de vingt violations anticonstitutionnelles allant de la dissimulation de preuves à l’exclusion des jurés sur des critères racistes. C’est ainsi que le Procureur fit exclure du jury onze africains-américains pleinement qualifiés : pratique courante comme en témoigne la découverte récente d’une “vidéo de formation” produite sous l’égide du Ministère Public afin d’enseigner comment on peut exclure les Noirs des jurys. Pour cette seule raison Jamal devrait être libéré.
Alors que la discrimination raciale inhérente à la peine de mort fut reconnue en 1987 par la Cour Suprême des États-Unis, sans qu’une telle discrimination ne justifie pour autant une requête en appel d’après cette Cour, la ville de Philadelphie se distingue comme “la capitale de la peine capitale”. Une étude publiée en 1998 par le Centre d’Informations sur la Peine de Mort, intitulée “LA PEINE DE MORT EN NOIR ET BLANC”, note que les Noirs constituent 84% des condamnés à mort à Philadelphie et que les hommes noirs de cette ville sont quatre fois plus à même d’être condamnés à mort  que d’autres accusés sur les mêmes bancs.
Puisque cet encart publicitaire sinistre ne fait que ressasser de vieux racontars discrédités et ne tient aucun compte des témoignages présentés par [la défense de] Jamal au cours des auditions pour la demande de révision de procès, il faut alors poser la question : “Pourquoi maintenant ?” C’est que la Cour Suprême de Pennsylvanie est sur le point de faire connaître sa décision en ce qui concerne la requête de Jamal pour sa révision de procès — requête rejetée par le Juge Sabo comme l’on pouvait s’y attendre. Or le Gouverneur de Pennsylvanie, Tom Ridge, qui signa le premier ordre d’exécution de Jamal en juin 1995, a promis de renouveler cet ordre au cas où la requête serait rejetée. Anticipant la possibilité d’une répétition de la lame de fond de protestations qui a réussi à sauver la vie de Jamal en août 1995, les forces de la police alliées aux partisans de la peine de mort sont plus décidés que jamais à mettre à genoux et essouffler ce mouvement (…).»

    Leonard I. Weinglass
    Avocat de Mumia Abu-Jamal

Traduction : COSIMAPP

A noter : cette lettre n’a pas été publiée ni même mentionnée par le New York Times.

Publié dans Docs divers

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