Privatiser la douleur (26 août 1999)

Publié le

PRIVATISER LA DOULEUR
Par Mumia Abu-Jamal
Spécialement pour Corporate Watch1
26 août 1999


Ces images sont flétries dans notre mémoire collective : des prisonniers détalant ventre à terre, intimidés par les chantages manipulateurs des gardiens de prison et essayant, quelquefois sans succès, d’éviter les mâchoires acérées des bergers allemands frénétiques tirant sur leur laisse pour arracher la chaire humaine.
Si vous avez déjà vu ce spectacle aussi noir que dérangeant à la télévision sur différentes chaînes, vous avez aperçu la partie visible de la florissante industrie américaine de l’emprisonnement : les organismes du business de l’enfermement.
Dans une nation où l’idéologie principale est celle de la prédominance du capital, l’introduction des forces déchaînées de ces organismes dans les prisons est profondément dérangeante. Quel peut-être l’avenir de l’incarcération, quand on sait que la motivation fondamentale est le profit ? Dans un système où plus de monde signifie plus de profit, les prisons font un grand pas vers leurs ancêtres historiques, les taules pour esclaves.
Ceci n’est pas un exercice de rhétorique. C’est arrivé en septembre 1996, quand le shérif de Brazoria Country, au Texas, a établit un contrat avec une société de prison privée pour déplacer 512 armatures de lit de sa prison. La société, la Capital Correctional Resources, Inc. (CCRI), avait déjà fourni au précédent département correctionnel du Texas du personnel pour administrer et fournir l’unité en main-d’œuvre.
Certains, parmi l’équipe du CCRI avaient déjà été précédemment condamnés pour des agressions sur des prisonniers. Quoi qu’il en soit, la plupart n’avait pas d’expérience pénitentiaires. A Brazoria Country, la demande du shérif Joe King d’engager un ancien gardien de prison du Texas, Ray Crawford, a été acceptée et ce dernier a été nommé à la tête de l’unité du CCRI. Quand un groupe de prisonniers du Missouri est arrivé, ces derniers se sont comportés d’une manière décrite comme " houleuse " et " incontrôlable "
Le gardien Crawford a demandé de l’aide au shérif, et King a menacé de lâcher son « équipe de Ninja » si les gars ne se calmaient pas.

Quelques jours plus tard, les gardes du CCRI ont affirmé avoir senti une odeur de fumée de Marijuana dans l’un des groupes de l’Unité. Ils ont utilisé ce prétexte pour prendre d’assaut l’Unité avec une équipe d’Intervention d’Urgence armée de fusils paralysants, de cartouches de gaz irritant, de matraques et de chiens policiers. Quand ils ont rejoint l’Unité, ils ont d’abord coupé la ventilation pour faciliter la propagation du gaz. Les prisonniers ont été jetés à terre, on les a obligé à ramper, en file indienne, pour sortir du Bloc. Bien qu’ils aient immédiatement obtempéré, ils ont été battus, roués de coups de pied et ont subi maints autres dommages physiques. Les hommes ont été déshabillés et fouillés, leurs habits empilés en tas. Ils ont attendu, nus, pendant des heures durant la fouille. Tous ces efforts ont rapporté un mégot de joint de Marijuana qui a disparu depuis.
L’équipe d’Intervention d’Urgence a frappé avec la même tactique un autre groupe de prisonniers que l’ont voit sur une bande vidéo au début du raid ne faire rien d’autre que jouer aux cartes. Du gaz lacrymogène a été tiré dans le groupe et des prisonniers ont été commotionnés par des fusils paralysants, roués de coup de pieds et mordus par des chiens.
Quand les prisonniers ont saisi la Cour, les bandes vidéo ont été d’un grand secours pour étayer leur réclamation. Quand les défenseurs ont plaidé une sentence légère pour ce dossier, la Cour n’a pas suivi leur demande. Dans un extraordinaire compte rendu, elle a parlé de manière très désagréable de l’industrie des prisons privées :
Au cours des huit dernières années, la Cour n’a pas été saisie d’une seule plainte pour infliction volontaire et détresse morale qu’elle a ensuite autorisée à être jugée par un jury. Mais ce cas comporte des éléments factuels auxquels la Cour n’a jamais été confrontée. Si les faits sont conformes à ce que les plaignants (les prisonniers) affirment, alors la Cour ne peut se remémorer d’avoir été confrontée à des événements aussi totalement barbares avant aujourd’hui.

Au sujet des prisons privées en général, la Cour a adopté une position inhabituellement critique au regard de juristes fondamentalement conservateurs :
Assurer la sécurité des occupants et du personnel tout en respectant les droits essentiels des occupants est déjà difficile pour des officiers et des administrateurs expérimentés, consciencieux et spécialisés. Malheureusement, de nombreux facteurs se conjuguent et tendent à éliminer ces qualités essentielles chez les gens parmi lesquels les sociétés de prisons privées puisent leur personnel. Bien que potentiellement de telles corporations pourraient aider à alléger le réel problème de surpopulation carcérale dans les prisons fédérales et les prisons d’État, elles sont encore dans la logique du profit. L’expérience, l’entraînement et le tempérament ne sont des vertus que tant que leur coût ne menace pas la ligne budgétaire.

Les plaignants ont fourni la preuve qu’ils ont été roués de coup de pieds, mordus et commotionnés. Ils ont fourni la preuve qu’ils ont été forcés à se mettre nus en groupe et sujets à des fouilles corporelles intimes, la plupart d’entre elles effectuées à la vue de tous par du personnel de la prison qui n’avait ni expérience ni formation d’aucune sorte pour effectuer ce type de fouille. Ils ont fourni les preuves qu’au moins une douzaine d’entre eux ont été victimes d’exactions vicieuses non provoquées de la part du personnel de la CCRI et que les doléances envoyées en première instance aux officiels de Bazoria County sont restées lettre morte.
De telles preuves donnent à l’action de la défense une bien macabre image. Si Bazoria County et ses officiels ont choisi de donner en exploitation une partie de la prison à quelque corporation de prisons privées composée de charlatans en échange de substantiels profits pour loger de nouveaux arrivants dans l’État, c’est un problème entre eux et leurs ressortissants. Si, par contre, il est prouvé que les défenseurs (avocats) ont complètement délaissé leur devoir de sauvegarder les droits essentiels de ces occupants, c’est un problème entre eux et cette Cour de district des États-Unis.
Un tel compte rendu judiciaire, délivré de manière résolument honnête et critique envers le capitalisme central et le profit, est un événement rare dans la jurisprudence américaine. Toutefois ce n’est qu’un début. Les activistes doivent utiliser cet exemple significatif de la brutalité et de la barbarie pour éduquer, agiter et éradiquer cette menace grandissante qu’est le corporatisme public. Ceux qui sont impliqués dans un positionnement critique et d’opposition à ce mariage explosif du capital et du carcéral feraient bien d’exploiter ce cas pour débusquer les démons tapis au plus profond de l’industrie de l’incarcération, qui infectent toute l’Entreprise.
Dans la mesure où la bande vidéo a servi de preuve dans ce cas, c’est maintenant un document public et disponible (moyennant des frais) sur requête auprès de :
Clerk’s office, U.S. District Court, Southern District of Texas, Houston, TX 77208.
Le texte intégral du jugement est enregistré à : Kesler v King, 29 F. Supp. 2d 356 ( S.D. Texas, 1998. )
L’auteur remercie vivement Prison Legal News2 pour avoir relaté cette affaire.

© Mumia Abu-Jamal
Tous droits réservés

Traduction : Bernard Barraqué  pour le comité de Marseille

notes
1. Corporate Watch : Magazine sur Internet où l’on peut trouver diverses informations sur le monde du Business, multinationales, etc. Corporate Watch dénonce l’avidité du monde du Business et l’impact social, économique, écologique et environemental de ces géants internationaux.cle-capitalists-punishment.jpeg
www.corporatewatch.org
2. Prison Legal News : Lettre d’information sur les prisons créée en mai 1990 par deux prisonniers de l’État de Washington, Dan Stylos et Paul Wright. PLN couvre les actualités relatives à la prison, et rapporte les décisions des Cours concernant les prisonniers. Elle contient de l'information conçue pour aider les prisonniers à justifier leurs droits.

Publié dans Chroniques de Mumia

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