"C'est une bien belle liberté que nous avons là..." (sept. 97)

Publié le

"C'est une bien belle liberté que nous avons là..."
Par Mumia Abu-Jamal
1997 

Le 24 septembre dernier, depuis le couloir de la mort, Mumia Abu-Jamal écrivait spécialement ces lignes pour Regards. Il y explique pourquoi il n'a plus confiance dans la justice de son pays...

En plein milieu d'une Révolution française appelée à combler tant d'attentes, après la chute de Robespierre l'Incorruptible, on pouvait entendre grogner les pauvres de Paris: " C'est une belle liberté que nous avons là; elle n'est faite que pour les riches et on fait toujours la guerre aux pauvres."
Moins d'un siècle après une Révolution américaine appelée à combler tant d'attentes, un peu avant la guerre civile aux Etats-Unis, la Cour Suprême (1) devait justifier son refus d'inclure le peuple noir dans la catégorie de citoyens, en ces termes: " Nous estimons qu'ils n'en font pas partie, qu'ils ne sont pas à inclure et qu'ils n'ont pas vocation à être inclus... Voilà plus d'un siècle qu'ils sont considérés comme des êtres d'ordre inférieur, totalement impropres à être associés à la Race Blanche (...) et ils sont inférieurs à ce point qu'ils ne possèdent aucun droit que l'homme blanc soit tenu de respecter; le nègre peut donc en toute justice et en toute légalité être réduit en esclavage pour son propre bien " (affaire Dred Scott) (2).

Echo de l'affaire Dred Scott
Tandis que la Révolution française s'est faite et s'est consolidée pour protéger les intérêts de la bourgeoisie mercantile, la Révolution américaine s'est faite pour institutionnaliser la suprématie blanche. N'est-il pas ironique qu'un pays qui se targue de liberté soit capable d'asservir des millions d'êtres pendant près de trois siècles ? (" C'est une belle liberté que nous avons là...."). N'en va-t-il pas de même pour une nation qui, tout en se réclamant de cette même liberté, maintient plus d'un million de ses citoyens en cage ?
Toute l'histoire de la jurisprudence américaine n'est qu'un écho de la décision Dred Scott. Les Africains-Américains ne possèdent apparemment toujours aucun droit que les instances judiciaires de la suprématie blanche soient tenues de respecter.
Etant donné ce contexte historique, comment un homme noir peut-il en toute sérénité faire confiance aux rouages du système ? Un système qui apporte la preuve quotidienne que le principe du droit des Noirs à la vie est à vendre, à vendre au rabais ? Placer sa confiance en un tel système ce serait comme donner foi à la fable du Bon Lapin qui apporte les oeufs de Pâques(3).

Constitution et réalités
De nos jours, il est toujours possible de voir un Noir, dont la vie même est en jeu, passer en jugement devant un jury d'où l'Etat s'est permis d'exclure quasiment tous les jurés noirs et ceci en toute impunité. Car, enfin, n'avons-nous pas appris que ce qui peut être inscrit dans une constitution n'a pratiquement rien à voir avec la réalité des vies des pauvres et des opprimés ?
C'est la raison discrète pour laquelle les prisons situées dans des Etats à population noire relativement restreinte possèdent néanmoins des couloirs de la mort majoritairement sinon totalement peuplés d'Africains-Américains (c'est le cas de la Pennsylvanie, par exemple). C'est là l'illustration - la meilleure possible - de la manière dont l'Etat sélectionne ceux qu'il choisit de liquider, de la manière dont l'Etat définit la valeur sociale et désigne ceux qui sont à sacrifier sur l'autel des intérêts politiques.
En juillet 1996, la Commission internationale des juristes a conclu que la machine de la peine de mort aux Etats-Unis est arbitraire, racialement injuste et qu'elle fonctionne à travers des Cours de justice dont l'impartialité ne peut être garantie.
Mais, en Amérique, au coeur du réseau de communications le plus puissant du monde, ces conclusions tirées d'une enquête sérieuse menée par la CIJ ont tout simplement été escamotées. Comme le souligne avec pertinence le rapport de cette Commission intitulé " l'Administration de la peine de mort aux Etats-Unis ", la peine capitale aux Etats-Unis se porte bien, en violation flagrante de l'esprit et des objectifs de la législation internationale telle qu'on la trouve dans les traités de la Convention internationale sur les Droits civiques et politiques et la Convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale.
Mais là où l'Etat a traditionnellement refusé de prendre en compte ses propres lois constitutionnelles, que peut bien lui importer la législation internationale ?
" C'est une belle liberté que nous avons là..." 


* Traduction et notes de Julia Wright.

1. La guerre civile commence en 1861 et l'arrêt Dred Scott date de 1857.
2. En 1884, Sanford conduit un de ses esclaves de l'Etat esclavagiste du Missouri dans l'Illinois, puis au Minnesota, deux Etats non esclavagistes.A son retour, l'esclave présente une demande de libération en justice.C'est au verdict de cette affaire Dred Scott contre Sanford, finalement jugée en Cour suprême, que fait allusion Mumia Abu-Jamal.Il évoque cette affaire en détail dans son livre En direct du couloir dela mort, La Découverte, 1995.
3. Les oeufs de Pâques sont présentés comme apportés par " l'Easter Bunny ", ou le lapin de Pâques.

Publié dans Messages de Mumia

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